Mon corps c'est moi. Çà tombe sous le sens. Quand je me brûle le doigt, c'est moi qui ai mal, c'est pas toi. Moi c'est mon corps. Mon corps c'est moi. J'enlève un bout de mon corps (disons un cheveux, çà fait pas mal de couper un cheveux, je peux bien faire ce sacrifice à notre amie la philosophie) : ce qui reste c'est toujours moi, donc mes cheveux c'est pas moi. J'enlève un plus gros bout, un bras (en pensée bien sûr, mon amour pour la philosophie ne va tout de même pas jusqu'à m'estropier) : çà doit être gênant, même très gênant si c'est mon bras droit, mais après réflexion, je ne voit pas pourquoi le reste de mon corps çà ne serais plus moi. Donc mon bras c'est pas moi. Çà doit être pareil pour l'autre bras, il n'y a pas de raison. Et pour mes jambes. Et pour mon zizi (même si çà me fait mal d'y penser). Et puis çà doit être pareil pour certaines parties de ce qui reste. On peut vivre avec un bout d'intestin en moins, ou un bout de foie en moins, ou sans son appendice, ou sans sa rate. Un poumon, un rein on s'en passe. L'estomac, pourquoi pas. Les yeux, le nez les oreilles, les dents, on peut vivre sans. Avec les progrès de la médecine, on peut même remplacer certain organes vitaux par des organes artificiels ou des machines.
Il y a sûrement une limite. Par exemple, si on enlève le cerveau, comme il semble que ce soit le siège de la pensée, plus de moi. Est-ce que le cerveau tout seul, c'est la partie irréductible du corps ? Difficile à démontrer. Les pauvres gens à qui on a sorti le cerveau, il ont eu du mal après de nous renseigner sur le fait qu'il étaient toujours là. Et quand tu t'exprimes pas plus qu'un caillou, on a du mal à t'attribuer une conscience du moi. Et tout cas, il y a des gens qui ont des bouts du cerveau en moins, et qui vivent avec, et qui seraient fâchés si on prétendait qu'ils ne sont plus eux.
Je corrige le tir : une partie irréductible pas très bien définie de mon corps, c'est moi. Çà tombe sous le sens. Quand je me brûle le doigt, c'est pas vraiment moi qui ai mal, mais çà fait mal quand même.
Je pense que je n'ai pas pris le problème dans le bon sens.
Autour de mon corps, c'est pas moi. L'air que je respire c'est pas moi. Si on enlève l'air (çà s'appelle le vide), mon corps il est toujours là. Il gonfle, il pète, il se répand en gouttelettes de fluides visqueux. Mais c'est toujours moi. Sauf que je suis mort. Passons.
Mon corps çà a toujours été moi. Hier j'avais le même corps. Avant hier aussi. Il y a dix ans aussi. Il y a des petits changements, mais c'est du détail. C'est toujours le même. Et d'ailleurs, c'était déjà moi. Quand je suis né, je pesait quatre kilos cinq. Beau bébé paraît-il. Il y a dix ans, quatre vingt cinq. Aujourd'hui, çà n'a pas d'importance, c'est provisoire, et de toute façon je vais commencer un régime. Donc à part les quatre vingt virgule cinq kilos en plus, mon corps est le même que celui du bébé, donc moi je suis le même depuis toujours. Et çà va continuer. On peut toujours rêver.
Mon corps est sacré, mon corps est pur. Enfin il devrait l'être, il va le redevenir dès que je me serai ressaisi, dès que j'arrêterai de bouffer n'importe quoi, dès que je reprendrai le jogging. Là je suis un peu débordé mais c'est tout vu, la petite bouée devant, la toux caverneuse de fumeur, ce n'est rien, c'est une mauvaise passe, j'en fais mon affaire. Dès demain.
Mon corps est pur. Ce qui pourrit dans mes boyaux, et qui sent pas bon, et qui s'extrait parfois avec un peu de difficulté, ce n'est rien qu'un peu de merde, je me fais une petite purge et il n'y a plus rien. Dès demain. Enfin, un jour...
Donc, dans mon corps, je ne trouve pas vraiment quelque chose qui soit vraiment moi, je ne trouve pas vraiment où mon corps commence et où il s'arrête, quand il commence et quand il fini, rien qui soit irréductible, rien qui soit pur. Donc pas vraiment de corps. Un tas de choses réunies sous un concept : mon corps. Et dans mon corps, moi, mon esprit, qui tient à peu de choses je le crains.